Dix petits nègres (où Ils étaient dix pour les parutions récentes). Vous connaissez le coupable.
Evidemment.
Mais…
Réduire cette œuvre à une résolution astucieuse, la perfection en matière d’intrigue policière, est injustifié.
Elle est plus que ça.
Tellement plus que ça que cette chronique va vous parler de deux livres, celui d’Agatha Christie, bien sûr mais aussi celui de Pierre Bayard qui est allé chercher l’histoire derrière l’histoire.
D’abord le livre d’Agatha Christie.
Note : je ne donne pas le nom de l’assassin. Vous pouvez le lire sans être spoilé.
Au sommaire
Dix petits nègres (Ils étaient dix) – Agatha Christie
Dix protagonistes qui n’ont rien en commun
- Une jeune femme séduisante et célibataire
- Une vieille demoiselle inoffensive
- Un aventurier débrouillard
- Un juge, raisonnable et intelligent
- Un brillant médecin de Harley Street,
- Un ancien policier
- Un général à la retraite
- Un jeune homme séduisant et célibataire
- Un couple de domestiques attentionnés
Une dizaine de protagonistes, personnages familiers des romans d’Agatha Christie, qui se rendent le même jour sur l’Ile du Nègre.
Que viennent-ils faire sur l’Ile du Nègre ?
Chacun des protagonistes a une bonne raison de s’y rendre. Soit, ils ont été invités pour quelques jours par un ami, mais absent et inconnu des autres à leur arrivée. Soit, ils ont été embauchés par le propriétaire des lieux, mais par l’intermédiaire d’une agence ou d’une connaissance. Comme leur hôte, que personne n’a jamais vu, a été retardé, ils n’ont plus qu’à attendre le lendemain…et à dîner.
A la fin du repas, une voix s’élève dans la pièce, qui les accuse tous d’avoir commis un meurtre. Ce qu’ils dénoncent, bien entendu, avec force. Tous ? Non, l’aventurier reconnaît avoir causé la mort d’une vingtaine de personnes, de quoi se méfier, donc.
Quelques minutes plus tard, le jeune homme séduisant et célibataire, mais au cerveau de palourde, s’étrangle en buvant un whisky. Un suicide ? Le penser est rassurant. Mais le lendemain, une des domestiques est retrouvée sans vie. Deux suicides espacés de quelques heures ? Peu probable. Tout le monde décide de quitter l’île au plus vite.
Mais…
Pourquoi on tourne une page après l’autre
D’abord, un premier personnage est tué, puis, un deuxième, ensuite, un troisième. Les survivants doivent se rendre à l’évidence : puisqu’il n’y a personne sur l’île, le coupable est l’un d’entre eux. Et au fur et à mesure que les personnages sont assassinés, le suspense augmente, augmente…
Ne cherchez pas de figures de style. Pas d’anaphores, de métaphores ou autres hypallages dans les Dix petits nègres. Elle n’est pas le genre d’écrivain pressenti pour un prix Nobel de littérature.
Pour autant, est-elle un écrivain de seconde catégorie ?
En aucune manière.
Pourquoi Agatha Christie est un grand écrivain
Dès les premières pages, on en apprend suffisamment de chaque personnage pour être capable de les identifier. Dix protagonistes, plus ou moins importants, certes, mais dix protagonistes. Un tour de force dont peu d’écrivains sont capables. Rappelez-vous mon agacement à la lecture du livre d’Elena Ferrante, l’Amie prodigieuse parce que je ne distinguais pas les personnages féminins secondaires.
Mieux encore, le lecteur s’identifie à certains personnages, espère qu’ils vont s’en tirer, découvrir le coupable, ou le lecteur espère qu’il en apprendra plus sur le personnage. Effectivement, le premier personnage à mourir est à peine esquissé, ce n’est ni l’aventurier meurtrier ni la jeune femme séduisante et célibataire qui peine à se remettre d’un drame.
Bien, Agatha Christie a décrit ses personnages de façon à ce que nous nous inquiétions pour certains et pas pour d’autres, avec des procédés inattendus.
Ainsi donc, Agatha Christie utiliserait des techniques invisibles.
Dix petits nègres – Pierre Bayard
Qui, mieux que le véritable assassin pourrait vous l’expliquer ?
“Aucun lecteur sensé ne peut croire en la solution invraisemblable proposée à la fin du célèbre roman policier Dix petits nègres. En donnant la parole au véritable assassin, ce livre explique ce qui s’est réellement passé et pourquoi Agatha Christie s’est trompée”.
Source : Les Editions de Minuit.
Le livre de Pierre Bayard La vérité sur Dix petits nègres, paru aux Editions de Minuit est aussi palpitant qu’une fiction et aussi instructif qu’un ouvrage théorique. Avec une approche ludique, le véritable assassin démonte le scénario de la grande romancière et en expose les stratagèmes.
Crédit photo BaoChanTL
Sous license CC BY-SA 4.0
Les stratagèmes utilisées par Agatha Christie
# Stratagème N°1 : déplacement d’attention et illusion d’optique
Le narrateur répertorie les invraisemblances que nous ne saisissons pas à la lecture. Et pour cause, l’auteur a constamment détourné notre attention pour nous mener là où elle voulait. Un truc de prestidigitateur. Ce n’est pas tout.
# Stratagème N°2 : biais cognitifs
Les biais cognitifs nous simplifient la vie, mais peuvent être néfastes quand nous devons prendre des décisions logiques ou rationnelles. Par exemple, nous avons tendance à accorder plus d’importances aux premières informations que nous recevons qu’à celles qui suivent.
Les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky les ont mis en évidence en 1970.
Attendez. 1970 ? C’est trente et un ans après la publication du roman ?
Oui.
Et ça marche, parce que nous en arrivons au troisième stratagème.
# Stratagème N°3 : l’imaginaire collectif
Une île, une comptine et un roman étiqueté roman policier libèrent des images, des fantasmes qui, sans que nous le voulions, nous conduisent à de fausses conclusions.
Et voilà, comment Agatha Christie nous fait prendre des coupables pour des innocents et l’inverse. Est-ce que cela signifie que tout le monde peut faire la même chose qu’Agatha Christie ? Pierre Bayard s’y est risqué.
Le véritable assassin de Dix petits nègres ne serait pas celui que l’on découvre dans les toutes dernières lignes du roman ?
Crédit Otterbein University Theatre & Dance
Sous licence CC BY-SA 2.0
Est-ce que l’hypothèse de Pierre Bayard est convaincante ?
Assez
Est-ce que ça marche aussi bien ?
Pas vraiment. Sur le même thème, j’ai été plus convaincue par L’affaire du chien des Baskerville du même auteur.
Comment est-ce possible, puisqu’il a démontré avec brio quelles techniques avaient été utilisées ? En lisant les derniers chapitres du livre de Pierre Bayard, j’ai relevé des invraisemblances. Toutes ces techniques ne sont rien sans l’efficacité de l’écriture de la romancière, qui ne laisse pas le répit nécessaire à son lecteur pour réfléchir. Avec des techniques d’écrivains.
Parce que Dix petits nègres est un livre, pas un film ni une série télé.
Un film ou une série à la hauteur du livre
Autant le dire : il n’y en a pas, du moins pas directement.
Le film de Peter Collinson, réalisé en 1974, ne se termine pas de la même façon, ce qui enlève tout le charme de la surprise.
M6 annonce comme une adaptation très libre avec cinq femmes au lieu de deux. Encore quelque chose de différent.
Et pourtant.
L’intrigue d’Usual suspect, film de Bryan Singer, film sorti en 1995 s’approche de l’intrigue du livre d’Agatha Christie. Autres lieux, autres personnages, autre époque, autre univers narratif. Même solution inattendue dans les toutes dernières minutes du film. Et des scénaristes qui ne nous laissent aucun répit. Mais en y regardant de plus près, ce sont d’autres techniques, plus auditives, plus visuelles que le réalisateur a utilisées.
Finalement, ce n’est pas l’intrigue qui compte, c’est la mise en œuvre de techniques propres à la littérature ou au cinéma. Et c’est pour ça qu’il y a de grands écrivains…et de grands cinéastes.
Et vous, qu’en pensez-vous, est-ce que le narrateur d’Agatha Christie a raison ? où est-ce qu’il s’est fait berné par le narrateur de Pierre Bayard ?
Ne prenons pas les romans policiers trop au sérieux
Mamie Luger
Benoît Philippon
Bleu Calypso
Charles Aubert
Info-livre : Dix petits nègres par Pierre Bayard
Editeur : Les Editions de Minuit
ISBN : 9782707344885
Pages : 176
Date de parution : 10/01/2019
Merci pour l’article. Il faut avoir lu ce livre d’Agatha Christie, c’est un vraie classique!
Oui. Difficile de trouver mieux.